Je suis revenue dimanche dernier d'un voyage au coeur de la famille. Cinq jours chez ma grand-mère dans le Sud-Ouest, avec mon frère, sa chérie, et ma petite nièce, qui est aussi ma filleule.
D'où je ramène deux portraits.
Que je voudrais griffonnailler ici armée de ma maladresse.
Le portrait de deux bonnes femmes, l'une de soixante-dix-sept ans, l'autre de deux et demi.
Une arrière-grand-mère et son arrière-petite-fille.
Et je ne vous ferai pas le plan de la ressemblance étonnante, de la vie qui pétille dans les deux, et du souffle des générations.
On me dit que Puce peut-être ressemble à son autre arrière-grand-mère.
Moi, je ne la connais pas.
Ma grand-mère.
A force de la regarder, je l'ai disséquée. Pour tenir aussi, pour alimenter le rempart dans ma tête, j'occupais mes esprits : je me suis mise en mode "j'analyse" pour la regarder comme un petit insecte qui se débat, et n'être pas atteinte. Par tout ce qui chez elle m'insupporte.
J'aurais pu faire un Power Point de ma grand-mère et je l'aurais structuré en quatre parties : les trois traits fondamentaux de sa personnalité, et le dernier né, venu avec sa vieillesse et la conscience de sa vieillesse.
Ses trois fils à nouer :
- la haute estime de soi ;
- la froideur ;
- les tendances paranoïaques.
Le dernier né :
- le jeu de l'affectivité, miel-sucre.
Visqueux, niaiseux, rhétorique.
La haute estime de soi : aristocratique.
Quand j'étais petite on allait déjeuner chez mes grand-parents le dimanche. Ils habitaient dans un château, avec des domestiques ; une dame nous servait à table habillée en soubrette ; les porte-PQ dans les chiottes étaient en forme de dragons, et d'énormes lustres pendaient au plafond. Ils faisaient de la chasse à cour, et les murs étaient couverts de croûtes représentant des scènes de chasse, de pattes et de têtes d'animaux empaillés. Il y avait un sauna. Des moquettes énormes, des tapis, de vieilles horloges. Des chambres à n'en plus finir. Du rouge à lèvre et des manteaux de fourrure.
Ma grand-mère a fait des voyages. Des études.
Ils avaient un bateau à la Grande-Motte. Ils allaient à Deauville.
Et la semaine dernière elle opposait "les gens simples" aux "classes un peu évoluées".
Elle ressent en permanence le besoin de se congratuler sur sa taille fine, le beaucoup qu'elle marche et le peu qu'elle mange. Le peu qu'elle mange, surtout. En boucle.
Et toujours, en dévalorisant les autres.
Que les autres sont gros, que les autres sont laids, que les autres sont paresseux.
Elle n'a que des amis plus jeunes qu'elle, parce qu'avec les gens de son âge, "elle s'ennuie". Elle rabâche sans fin jour après jour les ficelles de son régime alimentaire.
Et raconte avec joie ses amis qui mangent trop.
Et ils me disent : "Mais comment tu fais Suzie pour rester aussi mince ! Et je leur dis..."
("vous n'avez qu'à vous bouger le derrière" - sic).
Mettre sa chaussure sur le nez des autres : c'est important. A plus ou moins grande échelle.
Petite échelle : gloser sur mon frère et sa chérie.
Elias aurait fait "des études courtes" (soupçon de mépris dans sa voix) : j'avoue, juste pour le plaisir de la contre-dire et de la faire chier, je lui rappelle qu'il sera bientôt bac + 5, ce qui ne correspond pas franchement à des "études courtes".
Elle ne supporte pas qu'on la contre-dise, pour le principe ; là encore moins : je valorisais quelqu'un, et ce contre son opération de dévalorisation - "non mais ça veut rien dire ça, bac + 5, c'est des études pratiques c'est tout, etc."
Et d'enchaîner avec délice "Machin, qui elle est aide-soignante, parce que Chérie-d'Elias elle elle n'est pas aide-soignante hein elle n'a pas le concours, ..."
.....
Grande échelle :
Les horreurs qu'elle vomit sur l'une des petites-filles de son compagnon (petits-enfants qu'il ne voit pour ainsi dire plus depuis qu'il est avec elle, cherchez l'erreur).
13 ans. (Elle en parlait déjà comme ça quand elle en avait la moitié.)
Elle est grosse. Elle est paresseuse. Elle ne fait rien. Elle n'aime que manger . Et regarder la télé. Et elle ne mange que des choses sucrées : du coca, des gâteaux...
"DANS L'ETAT OU ELLE EST" (le ton dans la voix, un serpent de sueur froide qui me descend dans le dos).
Et sa soeur (jumelle), "filiforme, elle c'est les strings et les pantalons taille basse, la star académie".
"Comme disait sa mère au téléphone l'autre jour à C., elle pourra toujours faire femme de ménage à la maison de retraite !"
(A-t-elle vraiment dit ça ?... Peut-être même devant la gamine ?...)
"Moi je sais pourquoi N. elle veut pas arrêter de fumer... Elle a peur de grossir, et comme elle est déjà grosse !" (Jubilation de ma grand-mère en prononçant ces mots.)
La froideur.
On l'a compris avec tout ce que je viens de rapporter. Ce n'est déjà plus de la froideur, c'est de la méchanceté.
Mais la froideur, aussi.
Et ma stupeur, en voyant, pour la première fois, ma grand-mère devant son arrière-petite fille : rien. Rien à voir. Le vide. Le nul.
Ma grand-mère reste de glace.
Pas concernée, absente, invisible, transparente, renfrognée, poussée par elle-même dans un coin du cadre, dans l'arrière-arrière fond du champ.
Elle n'interagit ABSOLUMENT pas avec Puce. Rien.
Elle ne lui parle pas, elle ne va pas vers elle, elle la regarde à peine, son regard n'est pas là, il est vide. Elle semble désemparée, tue.
Mieux : les pitreries de Puce (et dieu sait qu'elle en produit, par valises) la laissent de marbre - masque de cire sur ses traits tout froncés.
Le premier jour, ça m'est apparu comme une évidence (et je n'en croyais pas mes yeux) : elle était jalouse de Puce. Bien sûr, c'était Puce le centre du monde là-bas ; et plus encore le centre de mon monde ! (Mauvaise que j'étais - si elle avait pu le deviner : je n'étais venue que pour Puce...)
C'est à elle que je voulais parler, avec elle que je voulais jouer, elle que je voulais connaître ; elle qui venait me chercher partout où ma grand-mère m'attirait, à elle, dans les coins de la maison - Puce qui criait : "Où l'est tata ? Mien tata ! Mien !"
Et moi toujours j'arborais le sourire contri au milieu de la phrase de ma grand-mère, et par dessus son récit à elle, je répondais à Puce.
Ce n'est pas que ça l'énervait. Non.
Ca la plongeait dans un désespoir morbide.
Elle prenait son masque de persécution.
Elle était au fond du fond du plus pur chagrin.
Abandonnée, délaissée.
Bouffée par une petite fille de deux ans.
Et oui, pour cette fois, c'est elle qui était mangée.
(Avec ma complicité ;) )
Je reviens à la froideur.
La dureté. L'absence totale de sympathie (vraie) pour le genre humain.
Nombrilisme. Glorification de soi, dure comme du silex, que l'on rapporte sans cesse aux autres.
Le visage impassible, mort, sans aucune expression, qu'elle tend vers Puce, tranche tellement avec le discours qu'elle tient : tout de sucre et de miel, tout d'affectif et d'émotion, sur la famille, les enfants, "son arrière-petite-fille".
Je n'avais eu jusqu'à présent que le discours, sur Puce ; j'ai vu à présent le réel - et le vide ; le gouffre entre les deux me stupéfait.
Ses mauvaises tendances paranoïaques.
On ne l'aime jamais à sa juste valeur. On ne l'aime jamais ? On ne s'occupe jamais assez d'elle.
Elle a tant souffert. Elle a tellement pas de chance.
"Chérie-d'Elias, elle est hostile, je le sens moi ces choses-là... Je sais pas ce qu'il a pu lui raconter, Elias ! Ou ce qu'elle a pu entendre chez maman... Je me méfie moi hein !"
"De toutes façons moi je vais te dire, les pièces rapportées, ça reste des pièces rapportées ; c'est pas comme les liens du sang..."
"Oui ben la famille de Chérie-d'Elias elle fait comme ça, alors moi au moins je le dis !"
( ?? Famille de Chérie-d'Elias est la plus chaleureuse et accueillante qu'il soit...)
Chaque fois qu'on la contre-dit, elle prend son air de persécutée ; et comme je la supporte difficilement sur la durée, et que ça se voit, avec moi elle finit par arborer en permanence son masque de persécutée...
La suite demain ;-))