(Je l'appelle Couettouille pour trois raisons : 1. il a pour habitude d'attacher ses cheveux, longs et grisonnants, en une petite queue qu'il remonte le long de la nuque, parfois en un palmier au sommet de son crâne ; 2. Rayé l'appelerait sans doute comme ça, s'il le rencontrait (ou du moins ne manquerait pas d'attirer mon attention sur ce qu'il appelerait "sa petite couettouille") ; 3. il m'agace souvent par sa tendance à se croire au-dessus du lot, un tel surnom le remet en quelque sorte virtuellement à sa place de comme-les-autres.)
A l'heure du départ quotidien pour la cantine, je le trouve tout préparé dans le couloir - petit tour d'horizon sur le pallier : pas l'ombre d'un-e autre travailleur/euse affamé-e pour nous accompagner dans notre quête de la soupe... Je me dis - bon, Couettouille est bavard, je n'aurais pas (trop) à me soucier des blancs à combler (éternelle angoisse oxienne), allons-y.
(En d'autres circonstances, j'aurais renoncé à mon repas à la cantine : cela m'est souvent arrivé ; je me rends compte que je vais au devant d'un déjeuner en forme de corps-à-corps avec le silence, trous de conversations à combler aussi nombreux que les carottes bouillies dans mon assiette, je pipote : non non moi j'allais pas du tout à la cantine, en fait je vais juste acheter un sandwich là vite fait... et v'là le thon-mayonnaise comme prix de ma tranquillité.)
Nous voilà donc partis pour l'aller + le retour bib/cantine (15 minutes de marche solitaire à deux au bas mot), + tout le repas rien que lui, moi, et nos assiettes entre les deux (ça n'a l'air de rien, comme ça, mais pour une Ox névrosée de la relation humaine, c'est un plat - tout un plat, j'veux dire).
Et voilà que comme un hasard, au détour de mes phrases et de nos échanges, je mets la conversation sur un sujet palpitationnant : Couettouille fait de la méditation. Et il me raconte, donc, pendant tout le temps de son plat (long).
C'était rigolo, c'était tout un monde à découvrir, je trouvais ça passionnant ; j'étais un peu dans la situation de quelqu'un qui fait un entretien : faire parler, relancer, hop des p'tites questions de temps à autrespour orienter et faire repartir le machin... Faut dire qu'il ne se faisait pas prier pour parler, ça lui plaisait ; et puis je dois lui donner suffisamment l'image de quelqu'un de docile pour qu'il aime "m'expliquer", je crois...
Faut que je vous raconte un petit peu quel genre de personne est couettouille.
Le genre à la fois très chiant et intéressant, tout de même ; intéressant à double face : une face intéressant comme "objet à étudier" (mais ça, ça ne doit pas lui faire plaisir, parce que ça ne fait plaisir à personne d'être objectivé), et une face intéressant comme "sujet, qui raconte" ; malheureusement, son côté intéressant comme sujet est un peu escamoté, à mon sens, par sa tendance (déjà mentionnée) à se mettre en scène lui-même, se penser différent, voire supérieur.
Il en devient chiant, au sens le plus banal du terme : il sait. Il surplombe. (Le premier surnom que je lui ai donné, d'ailleurs, pour parler de lui à Rayé, c'était "monsieur je-sais-tout", "je t'explique le monde".)
Dommage, parce qu'il a plein de choses à raconter, je pense, qui valent la peine.
Revenons à notre Bodhisattva.